Journal du festival

Billet du jour

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17 septembre

Processus de pas

Rémi Rivière

Depuis le temps que le festival loue la diversité des styles, le croisement ou le butinage, il devient impérieux, à l’heure de tirer le rideau, d’en célébrer la vigueur et la joie. Ou pour le dire comme le poète Edouard Glissant, qui était mercredi au centre de la pièce Tout-Moun de la compagnie Viadanse, la créolisation. Un terme qui désigne, non pas le croisement ou la fusion de cultures, mais le lieu de pollinisation où elles se rencontrent, sans rapport de domination, sans crainte de se perdre, sans métissage mais façonnant, dans leurs vigueurs respectives, un édifice inédit. Le penseur martiniquais, disparu il y a douze ans, aurait adoré le final de ce Temps d’Aimer. D’abord parce que cet ami de notre barde, Beñat Achiary, y aurait retrouvé le fiston, Julen Achiary, en maître de cérémonie et unique bande son. Ensuite, pour ce dialogue des cultures, entre le flamenco et la danse basque, qui restent entiers dans leur essence, se toisent, se frottent, s’apprivoisent sans se perdre. Bien sûr, il faut entendre ce chant gitan, mauresque ou mozarabe parler basque. Le flamenco est déjà un créole, tout comme la danse basque qui a pris et donné, au point que son fandango désigne aussi des danses populaires espagnoles, portugaises et même flamenco. Mais les deux danseurs sur scène ne sont pas là pour faire un inventaire, plutôt pour engager un dialogue dans leur langue respective et cheminer en paix vers un jour nouveau ou chacun serait revigoré de la culture de l’autre. Un processus de paix finalement, entre le basque et l’espagnol, pour devancer en pointillé la sérénité politique qui tarde à gagner la péninsule. Ou un processus de pas puisqu’il est question, entre ces deux figures emblématiques de leur art, de tracer une route inédite de golpe, de Jauzi, de punta et d’entrechats. Jon Maya le dantzari et Andrés Marín le bailaor. Le premier, qui a fait sa réputation de danseur basque en survolant les aurresku, est depuis plus de vingt ans un chorégraphe majeur de la scène basque, après avoir donné une impulsion contemporaine à la danse traditionnelle. Il est aujourd’hui chorégraphe associé au Malandain Ballet Biarritz. Le second est son pendant andalou, qui a développé une écriture singulière pour explorer la tradition flamenca dans une esthétique contemporaine. Et l’un des danseurs flamenco les plus éminent de la scène actuelle. Ce duo talon-pointe pose les bases de sa rencontre sur un respect mutuel, comme la première condition du dialogue et de la surprise qui va naître. Andrés Marín loue la danse et la culture basques, ses racines profondes, sa « primitivité » et ses belles dispositions à bouturer. Jon Maya évoque les racines flamenca, la mémoire de cette danse et sa propension à s’ouvrir à d’autres influences. La rencontre peut commencer… Yarín, contraction de Maya et Marín, n’est donc pas une fusion mais une discussion, déjà complaisante, entre deux danseurs qui s’estiment et se reconnaissent. Cette pièce, créée lors de la Biennale de Séville, le plus prestigieux festival flamenco, s’engage donc d’abord sur la connaissance et la compréhension de l’autre. Il faut d’abord se dévoiler pour s’apprivoiser. Comprendre l’alphabet de l’autre avant de cheminer. Aligner deux personnalités différentes. Et regarder dans la même direction. Yarín est la promesse d’un lendemain qui danse, entre entente, complicité, respect. Cette question de mémoire qui interroge les danses traditionnelles. Ces racines distinctes qui se consultent pour appréhender ensemble leurs branches et les feuilles et les jeunes pousses. C’est le « chaos » que convoquait Édouard Glissant comme processus de création imprédictible. Avec leurs pas respectifs, Jon Maya et Andrés Marín tricotent de l’affection et une croyance, enfin, dans des formes traditionnelles qui ont toute leur place dans le monde contemporain.

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16 septembre

Mise en abîme

Rémi Rivière

La danse a t-elle des devoirs envers son environnement ? Pas la peine de plancher sur le sujet, nous n’avons plus deux heures pour mégoter entre thèse et antithèse, la réponse est « oui ! ». La danse, comme tout spectacle vivant, a même davantage de responsabilités que le pékin moyen et doit d’abord, comme ce dernier, mesurer l’impact de ses actes sur la société et, par les temps qui courent, éteindre la lumière en quittant le studio. Face à l’urgence climatique et au devoir impérieux envers, cette fois, l’environnement, on devrait pourtant espérer qu’elle allume la rampe et mette en lumière une réflexion de fond pour aborder un bouleversement de société, qu’il soit contraint, pour le pire, ou construit, pour le meilleur. Il ne s’agit plus ici de prendre sa part de Colibri —les mesures sont en cours au sein de ce festival qui réduit son empreinte écologique davantage chaque année et mène réflexion pour élargir ces pratiques au sein de tous les acteurs du spectacle vivant. Mais plutôt de s’engager, avec la puissance de feu de la scène, dans l’édification d’un imaginaire ou d’un lendemain qui danse. Le Temps d’Aimer l’océan est une déclinaison concrète de cette volonté d’orienter le plateau vers les problématiques de notre temps, à portée de bras. « Une vraie source d’inspiration » résume Claire Nouvian, marraine de ce dimanche de festival à la plage. Si elle trouve la « démarche exemplaire », la fondatrice et présidente de l’association Bloom, qui œuvre à préserver les écosystèmes marins, a aussi fait une incartade dans un emploi du temps chargé pour sa sensibilité à la danse classique et contemporaine. L’émotion est une arme massive et imparable. Claire Nouvian y croit, après bien des désillusions, notamment sur le plan politique. « La fonction première de la culture est de créer un récit » appuie t-elle. « C’est par la culture qu’on se saisit des problèmes et c’est par là qu’on trouve des solutions » ajoute t-elle. Une question de narration et de confrontation qui nourrit les « animaux culturels et sociaux » que nous sommes. Claire Nouvian croit d’autant mieux à cette nécessité d’alimenter les imaginaires que son militantisme, sa soif d’expliquer et de convaincre, est passée par une expérience éphémère de la politique. « J’ai toujours dit aux politiques qu’ils oublient de se nourrir de culture et c’est pour cela qu’on ne les écoute plus ». L’art sait figurer les problèmes de société et en explorer les ressorts. Le spectacle vivant en clamer les enjeux, s’en enduire et appréhender, si ce n’est une issue, au moins une croyance sincère. Une démarche que le chorégraphe Martin Harriague ne saurait dissocier du rôle d’artiste. Le chorégraphe de la pièce Of prophets and puppets, qu’il présentait hier soir au théâtre du Casino, n’en démord pas et défend depuis toujours la nécessité de « donner envie aux gens de s’impliquer ». « A quoi sert un artiste s’il ne s’engage pas ? » questionne t-il. En pleine agitation des pantins de Donald Trump et de Greta Thunberg sur scène, il revendique la nécessaire place de l’artiste, « pas pour affirmer mais pour interroger » plaide t-il. A l’heure où ces espaces semblent se réduire, Martin Harriague voudrait remettre le curseur entre les deux Bob —Dylan et Marley. Ce garçon aime bien mêler les arts. Demain, le trait de côte entre le Casino Bellevue et le Casino municipal fera l’union entre ce désir profond et la croyance qu’un petit peuple dansant au pied de la grande plage peut soulever des montagnes. Martin Harriague, Claire Nouvian et Thierry Malandain inaugureront demain ce Temps d’Aimer l’océan qui débutera par un réveil des corps dansé face à l’océan, dès 9h. Un éco village éphémère sera dressé face à la grande plage, investi par une dizaine d’associations environnementales. Le public est également invité à prendre part à une performance sur le sable aux côtés des danseurs du Malandain et des membres des associations, en venant marcher, déambuler ou danser sur une ligne longue de 50 mètres de long pour y dévoiler le vivant, saisir sa fragilité et sa capacité à se recomposer, aussi têtu que le sable qui se remodèle à chaque pas. Une performance que clôturera Aureline Guillot, ancienne danseuse du Malandain Ballet Biarritz, en posant ses pas sur ceux du public. Une riche programmation de musique ou de danse tentera de briser, tout au long de la journée, le silence de la mer. Et même la Gigabarre de l’Océan, qui sera animée à 11h par Richard Coudray, maître de ballet du Malandain Ballet Biarritz, devient un ballet nautique en quatre actes, comme un voyage fantastique au plus près d’une des espèces les plus fragiles et les mieux protégées de cette astucieuse mise en abîme.

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15 septembre

Génies chorégraphiques

Rémi Rivière

Le Ballet de Wiesbaden est l’une des plaques tournantes du génie chorégraphique contemporain. Le Temps d’Aimer frappe cette année un grand coup en présentant un panel exemplaire de cette production, avec trois représentations et quatre programmes de haut vol, dont celui du basque Martin Harriague qui revient en trombe à Biarritz, façon balle de Jokari. De son vrai nom Hessisches Staatsballett / Wiesbaden – Darmstadt, au terme d’un mariage heureux entre les compagnies de Wiesbaden et de Darmstadt, la compagnie est résolument tournée vers les échanges et les collaborations. Sous la houlette de Bruno Heynderickx, elle invite, chaque année, au moins quatre chorégraphes, parmi les plus courtisés du moment, pour nourrir son armée de 28 danseurs. Outre Martin Harriague, qui ricoche dans cette programmation jusqu’à la plus grande porte, le ballet présentera les œuvres de Marco Goecke, ancien chorégraphe associé du Nederlands Dans Theater, Eyal Dadon, incarnant la nouvelle vague de la danse israélienne et Imre et Marne van Opstal, la fratrie qui fait aujourd’hui chavirer le monde de la danse.

Si Martin Harriague trouve aujourd’hui sa place dans cette programmation, c’est ironiquement parce que son travail est mieux perçu en Allemagne ou plus largement dans le nord de l’Europe. Il vient de créer la compagnie MH à Anglet, mais c’est ailleurs que se remplissent ses carnets de commandes. S’il est pourtant prophète en son pays, dans le sillage du Malandain ballet Biarritz qui l’a de longue date reconnu, il s’offre tout de même un sarcastique Of prophets and puppets au Temps d’Aimer. Mais pas pour aborder son vague à l’âme de créateur ; plutôt pour retrouver ses thèmes de prédilection que sont l’environnement et accessoirement ce fameux Donald Trump qui porte forcément les germes de la tragédie et du burlesque. Of prophets and puppets (« Des prophètes et des marionnettes ») est le titre d’un éditorial paru dans le journal anglais The Sun, comme une charge brutale et absurde contre la jeune Greta Thunberg. Avec la plasticienne du Malandain Ballet Biarritz, Annie Onchalo, il a donc imaginé deux marionnettes, grandeur nature, pour les faire se croiser un peu mieux que ce jour à l’ONU où les deux originaux n’ont pu échanger, la petite s’effaçant au passage écrasant du balèze et de ses gardes du corps. Après Walls et América, Martin Harriague signe ainsi sa troisième création épicée au Trump, version pantin donc. Ce qui pose un problème moral, non pas pour savoir qui, de Martin Harriague ou de la justice américaine, aura le premier la peau du républicain, mais pour imaginer comment animer ces effigies dans une pièce dansée. « J’ai des super danseurs et je leur fais faire des marionnettes » répond Martin Harriague, à la fois navré et facétieux. Il en sera pourtant pardonné, ce soir au théâtre du Casino. Car les danseurs gardent « l’intelligence du mouvement » et « la même implication » pour animer les deux poupées. Pour le reste, sur le ton du talk show américain, les dix danseurs de Wiesbaden ne se gêneront pas pour dynamiter le plateau et faire parler les corps. L’occasion, pour le public biarrot, est d’autant plus belle de suivre le travail de Martin Harriague, que ses deux représentations, ce soir à 19h et à 21h, seront précédées de la pièce Midnight Raga de Marco Goecke que les chanceux connaissent déjà depuis le passage éblouissant, il y a quatre ans, du Nederlands Dans Theater à Biarritz. Demain soir, le Ballet de Wiesbaden remettra le couvert au théâtre de la Gare du Midi avec un tout autre programme constitué de l’étonnant Boléro de Eyal Dadon et du très sensuel I’m afraid to forget your smile des frère et sœur van Opstal. En revisitant le fameux crescendo, Eyal Dadon lui donne la force de groupe qui est la marque de la danse contemporaine israélienne et cette prise à la terre qui devient aérienne. Il est aujourd’hui l’une des étoiles montante de cette école, après une carrière de danseur à la Kibbutz Contemporary Dance Company, où il a côtoyé Martin Harriague. Ce style affirmé se frottera à une autre école, tout aussi typée, des Pays-Bas, dans le sillage du Nederlands Dans Theater. C’est dans cette compagnie au rayonnement mondial que Imre et Marne van Opstal ont fait leur carrière de danseur, se frottant à toutes les grandes écritures chorégraphiques et qu’ils ont développé leur renommée de chorégraphes. Une écriture innovante qui repousse les limites connues de l’agencement des corps et s’affranchie même de leur intimité, notamment dans des duos créatifs. Une pièce épaisse dans l’univers qu’elle dégage et dans sa texture charnelle et poétique. Ou quand la puissance d’un Ballet se met au service de l’innovation contemporaine.

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14 septembre

Chaussure à son pied

Rémi Rivière

Les sportifs estiment que Le Ballet de Nice, en déplacement à Biarritz, a largement égalisé hier soir, emportant le bonus offensif. Les puristes trouveront à redire, qu’une des vilaines belles-sœurs serait moins bien chauve ou qu’il est impossible de boire dans un verre en vair. Les plus prudents n’en pensent pas moins, bien au contraire. Les néophytes se réjouissent d’une féérie qui ne figure plus au répertoire du Malandain Ballet Biarritz. Et pendant que les émotifs comptent les poils hérissés sur leurs bras, les analystes plissent les yeux pour trouver ce ballet astucieux, plus ressemblant que l’original, plus énergique, moins vigoureux et moins poétique ou plus lyrique. Il n’empêche qu’à l’heure du coup de sifflet final dans la Gare du Midi, lorsque le public ovationne longuement, il devient salutaire de s’interroger sur les mystères de la vie d’une œuvre, sur ses dispositions à passer de bras en bras et sur les secrets de son appropriation et de sa transmission. Car ce Cendrillon, créé il y a dix ans par Thierry Malandain pour investir les ors du château de Versailles, est d’abord comme une fameuse chaussure de verre ou de vair : il ne saurait s’adapter à toute les pointures. Ce monument du Ballet, comme toute œuvre chorégraphique, ne fait pas dans le prêt-à-danser et les imprudents qui penseraient qu’une reprise de cette pièce peut s’improviser comme une chansonnette, auraient tôt fait de se transformer en citrouille. La transmission en danse est d’abord affaire de générosité et d’intention. Car au-delà des pas et de la chorégraphie, qui peuvent s’avaler comme une captation vidéo, la danse nécessite une clé de compréhension, qui en fait son âme et sa fragilité. Il convient donc de disposer d’un maestro, un chef d’orchestre pour mener à la baguette l’arrière-pensée de la partition, un cuisinier capable de relever le plat ou, pour ne pas perdre les sportifs précédemment cités, un coach qui connaît le terrain : pour monter ce Cendrillon magistral, qui sera encore joué ce soir au théâtre de la Gare du Midi, le Ballet Nice Méditerranée a bénéficié des entraîneurs de Biarritz, notamment Giuseppe Chiavaro, maître de Ballet, danseur pendant vingt ans de Thierry Malandain et figure, à l’époque, de la marâtre de Cendrillon. C’est donc lui qui a apporté sur un plateau cette création à Nice, avec sa connaissance profonde du style de Thierry Malandain et sa mémoire physique de danseur. Et une première facilité, propre à ravir les sceptiques de la chaussure au bon pied : « Cendrillon s’adapte parfaitement au style de Nice », dit-il. Dans la tradition des maîtres de ballets, il a donc saisi un bâton de pèlerin pour replonger dans la pièce, avec sa mémoire du corps, d’abord, avec ses notes ensuite, en décryptant chaque séquence, chaque mouvement de danseur ou d’ensemble, pointant, au crayon à papier, les lignes ou les cercles dans un langage propre. La notation existe pourtant en danse, comme la partition en musique, mais reste un esperanto désuet au sein des compagnies qui n’y retrouvent pas leurs sensations. La méthode est donc directe et s’inscrit dans la tradition des maîtres de ballets, « leur responsabilité » même, appuie Giuseppe Chiavaro, pour produire la pièce la plus proche de l’originale en embarquant les danseurs au plus près de la technique du chorégraphe. Certains se passent ainsi le bâton de pèlerin bien après la disparition du créateur, comme des gardiens du temple invisibles. La chance du Ballet de Nice et de pouvoir profiter du chorégraphe. Après six semaines de répétitions, Giuseppe Chiavaro a passé le relais à Thierry Malandain pour « nettoyer la pièce ». Une façon de « tout rééquilibrer » confie le chorégraphe et parfois « de donner la vie ». Cette mise en lumière est guidée par l’intention originelle et suscite des ajustements, « en remettant parfois un danseur à la taille d’un autre » pour qui le rôle a été créé, ou en trouvant le ton qui lui convient le mieux. Le dernier coup de pinceau pour une transmission idéale, qui s’est déjà produite à Vienne et devrait se reproduire bientôt à Palerme. La pièce est porteuse et compte déjà plus de 150 représentations. Mais cette transmission, dans son élan de générosité, n’oublie pas que la danse a une vocation populaire. Hier, dans les méandres de la Gare du Midi, se tramait un autre apprentissage de Cendrillon. Sous la houlette de Ione Aguirre, ancienne danseuse  du Malandain Ballet Biarritz et désormais intervenante en médiation, de petits groupes d’amateurs découvraient l’œuvre de l’intérieur. Des élèves du lycée de Navarre de Saint-Jean-Pied-de-Port, des élèves de l’école supérieure d’art Pays Basque, ou encore des femmes en fin de peine de prison, salariées de la ferme Baudonne à Tarnos, ont pu danser le bal de Cendrillon et plonger dans le monde de Malandain, avant de découvrir l’interprétation du Ballet de Nice. La danse est ainsi généreuse qu’elle se partage pas à pas, dans la justesse et l’attention qui font les chaussures au bon pied.

Photo Rapides - Cie Beaux-Champs crédit F. Stemmer HR .5
13 septembre

Nouvelle vague baroque

Rémi Rivière

Jean-Baptiste Colombié éclate de rire. Le kiné attitré du Malandain Ballet Biarritz ne touche la danse que du bout des doigts, forcément, et tente même parfois de relever quelques propos en même temps que les mauvaises postures. Cette fois, il a pisté le terme « nouvelle génération de la danse baroque » qui fait forcément naître les images rigolotes de vieux danseurs emperruqués, vêtus de lourdes vestes de naphtalines pour amuser la galerie des glaces de Versailles. Louis XIV en baskets, en somme et même Bruno Benne sourit de cette « image muséale » qu’il a pourtant l’habitude qu’on lui réserve. Le meneur de la compagnie Beaux-Champs n’en démord pourtant pas, en annonçant carrément le renouveau du genre. Car, bien sûr, le Roi soleil est bien dans le coup mais son règne a surtout marqué la fin de cette danse, ou sa transformation dans la danse classique. Une danse oubliée, qui n’a ressurgie que dans les années 1960 sous la houlette de chercheurs qui en ont exhumé les nombreux traités, genre de partitions pour musiciens et danseurs. Passé ce travail de collecte et de sauvegarde d’un répertoire, de nombreux chorégraphes se sont réappropriés « la belle danse », dans le sillage par exemple de Marie-Geneviève Massé, une habituée du Temps d’Aimer. Ce n’est qu’une fois ce patrimoine à l’abri que la jeune génération s’est emparée avec gourmandise de cette danse très codifiée, à l’exemple de Romain Di Fazio, ancien danseur du Malandain Ballet Biarritz, qui déclarait l’an passé au Temps d’Aimer que « Faire de la danse baroque aujourd’hui c’est presque être punk ». Bruno Benne n’en est pas encore à figurer un Louis XIV à crête, ni à goûter aux guitares saturées. Mais il ne doute pas un seul instant que sa danse baroque est une « version contemporaine », une grammaire du passé dans les mots de notre temps. Ou une danse actuelle, qui reprend, dans une forme d’aujourd’hui, le cours d’une histoire inachevée, en conservant d’abord les caractéristiques fortes de cette danse : une gestuelle particulière, mais surtout un rapport fusionnel à la musique. A l’inverse, par exemple, des recherches des années 80 pour détacher la danse de la musique, à la charnière de la danse moderne et de la danse contemporaine, la danse baroque reste clouée à une partition, comme si chaque mesure devenait geste. « Grace à cette matière de danse, on a l’impression d’être musicien » appuie Bruno Benne. Le jeune chorégraphe conserve cette relation privilégiée avec la musique, sans pour autant faire de ses danseurs des pantins animés de l’orchestre. Au contraire, une fois les corps libérés des lourds costumes d’époque et leur souplesse retrouvée, Bruno Benne rajoute des lignes à la partition, comme si chacun de ses 10 danseurs jouait la sienne, en autant d’instrument qui composent ce nouvel ensemble. Et comme les maîtres de ballets du XVIIe siècle, Bruno Benne façonne l’espace en relation étroite avec le musicien Youri Bessières pour une meilleure cohésion. Là encore, il reste dans la veine de la musique baroque en convoquant Haendel. Sobrement intitulées Water Music, ces suites orchestrales ont été composées pour accompagner le roi George 1er de Grande Bretagne lors d’une procession sur la Tamise. Cette musique de grand air, interprétée à l’origine par 50 musiciens, trouvera une autre vocation ce soir au ras de la Grande Plage dans un intitulé plus impétueux : Rapides. Le fleuve tranquille devient bouillon et les danseurs appuient les vagues, l’élan, la continuité, le tourbillon. Au fond, dans les boucles de Youri Bessières, Bruno Benne siphonne l’essence de cette danse pour en faire une nouvelle vague baroque et faire jaillir une nouvelle intention, généreuse, de partage de l’espace au service de la musique. Ou à l’inverse, pour que la danse contemporaine investisse, dans un groupe constitué, le sens de la musique, développe son oreille et transmette un plaisir brut et contagieux.

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12 septembre

Le rituel de Pétricot

Rémi Rivière

Les enfants ont inventé un jeu bruyant qui produit de grands éclats de rire à chaque cascade de vélo. Les plus grands ont investi les bancs, sous les arbres et résistent, impassibles, aux moustiques, en commentant les allées et venues des scooters amis. Plus loin, de petits groupes d’adultes se croisent, se réfugient à l’ombre, se défont et se refont, jetant parfois un œil dans le fronton où, malgré la chaleur de ce milieu d’après-midi, une partie de pelote sérieuse se dispute au soleil devant un petit public dégoulinant dans les gradins. Un dimanche de septembre au quartier Pétricot de Biarritz…

Mizel Théret et Johanna Etcheverry font déjà partie de ce décor. Depuis le premier jour du festival, les deux complices proposent un rituel quotidien, un moment de danse sur ce fronton, qui en chasse les jeunes pilotari et, presque timidement, emplit l’espace de contours tranchants, de courbes à peine esquissés, d’intentions à poursuivre et de la voix si particulière de Mikel Laboa, tantôt aigre comme un soufflon de vieille bigote anglaise, tantôt pleine et chaleureuse comme un feu de camp sur la plage avec Atahualpa Yupanqui. Un moment de danse sans contrainte, qui annonce 18h dans le quartier. Une dame revient, après n’avoir vu qu’une bribe il y a deux jours. Une autre reste à l’écart et n’ose encore s’approcher du petit groupe de spectateurs. Peut-être reviendra-t-elle discrètement demain, pour revoir ça de plus près. D’autres semblent se contenter d’un zapping aléatoire, guidés par la sortie du chien. Deux enfants refusent de rentrer, leur mère s’inquiète de la durée de la performance et finit par céder. Ils ont raison d’insister, doit penser Mizel Théret, accroché à sa partition improbable, tantôt dans un mime onomatopéique, secoué par une langue inconnue, tantôt porté par les haleurs d’une intention fugace, ou bien dessinant l’espace de Laboa, de pleins, de déliés et d’une grande liberté qui prolonge ses bras. Avis aux garnements, la pièce est sans injonction. C’est cadeau. Elle s’immisce doucement dans le quartier, comme une offrande dansée qui devient cérémonie rituelle et gagne, au fil des jours, ses adeptes agglomérés. Une cérémonie, avec sa figure sacrée, Mikel Laboa, emblème majeur de la chanson basque. Un rôle dont il est devenu prisonnier, tentant de se faire la belle dans une série d’albums expérimentaux, sobrement intitulés Komunikazio-Inkomunikazio (communication – non communication) où il crée son propre langage en mêlant les sons et les onomatopées, les jeux de voix, les cris, les mots ou les chansons réécrites à l’oreille comme autant de reprises subjectives. Un yaourt onctueux, qui fascine Mizel Théret, sentant venir la brise dadaïste dans « tout ce non-sens accumulé qui fait sens ». « Le monde surréaliste me fascine» dit Mizel Théret, comme pour justifier son désir, toujours ardent, de vouloir entrelacer de l’ineffable. « Là c’est un tissage », corrige-t-il. « Un pas de côté » dans le travail du chorégraphe, genre de chercheur en mouvement, jamais dans la partition, toujours dans son intention ou sa figuration. Cette fois, la bande son est épaisse, « baroque, exubérante » enfonce Mizel Théret. Ce chercheur en danse fondamentale, grand habitué du festival, est dans l’épure du geste, dans l’abstraction, dans l’idée de la musique et dans sa déconstruction. Face à cette « musique forte », il a cette fois choisi de danser comme Laboa joue : en décalage. Une façon de poursuivre cette voie inachevée, entre tragique et burlesque, de l’augmenter par le geste, d’y mettre corps. Reste qu’avec Komunikazio-Inkomunikazio, Mizel Théret poursuit aussi son travail sur la mémoire, «  dans un lien ténu avec le territoire » et dans une démarche qui, dans l’élan de Laboa, a fait basculer la culture basque de la tradition à la modernité. Mizel Théret faisait déjà fricoter, il y a quarante ans, les danses basques et contemporaines, bien avant que cela devienne une évidence. Il a pourtant renoncé très tôt à cette hybridation, plongeant dans la recherche formelle du geste, de l’invisible, de l’intention cachée, du refus de la fusion. Un genre de retour à l’essentiel. « Le contour du mouvement » appuie Johanna Etcheverry, pour définir ces entrelacs qui cherchent à « révéler le vide ». La grande affaire des deux sculpteurs basques Jorge Oteiza et Eduardo Chillida. Mizel Théret, même s’il ne se définit pas comme cela, reste un créateur basque, qui s’inscrit dans l’histoire de ce pays pour peigner le vent. Et dans le silence revenu de la pièce, le quartier se remet à bruisser par onomatopées.

Débandade(2)©Marc Domage
11 septembre

Mi -Tout

Rémi Rivière

0livia Grandville a eu une idée politiquement peu correcte et d’autant plus rigolote. En pleine vague #metoo, la directrice du CCN La Rochelle, rebaptisé « Mille Plateaux » par ses soins, s’est mise en tête d’interroger les hommes sur ce grand bazar des assignations de genre. Avec facétie, effronterie et finalement pertinence. Car disons le d’emblée, il ne s’agit pas ici d’arbitrer un partage équitable du temps de parole, en faveur d’hommes qui viennent de prendre 2500 ans pour raconter la même histoire. Encore moins de contester le chambardement en cours ou de conforter les suprémacistes de la quéquette. Plutôt de questionner les assignations masculines, par symétrie. Et parce que ces injonctions de la société, qui nous font hommes ou femmes, « sont à déraciner les deux en même temps » balaye Olivia Grandville. Pas de quoi brandir le vit de victoire, les vieux matous de vestiaires peuvent donc s’y rhabiller et crier au scandale devant un intitulé si éloquent : Débandade. Mais il ne s’agit pas ici de couper les élans, plutôt à l’inverse de vider le sac de quelques spécimens du genre, en l’occurrence de jeunes mâles davantage contraints par leur représentation dans la société que par l’émancipation des femmes. « Dans cette génération de millennials, raconte Olivia Grandville, je voyais émerger cette fluidité des rôles ». Elle a donc sommé sept danseurs de s’en expliquer le plus simplement : « Qu’est ce que cette masculinité ? » a t-elle posé, en souhaitant que la réponse sur le plateau se situe « quelque part entre la comédie musicale, le micro-trottoir, le stand-up et le rituel d’exorcisme ». La barre est haute.

 

Types et stéréotypes

Il en résulte une pièce très dansée, où l’on se joue des corps, des types et des stéréotypes. Où l’image et parfois la parole, viennent appuyer le propos. Mais où tout se joue à l’énergie, dans une libération des corps que ne parvient pas à contraindre la bande son qui, du rap au rock, tente de déverser son lot de testostérone sur le plateau ou à l’inverse, annonce avec quelques poètes maudits, « le trouble dans le genre  ». Olivia Grandville a déjà expérimenté dans Nous vaincrons les maléfices, ce travail de recueil de parole, en confrontant de jeunes étudiants aux utopies stériles des années 70, suivant de près la bande originale de Woodstock et mesurant, 50 ans après, la colère des héritiers de cette terre brûlée. C’est dans ce vivier qu’elle a puisé les sept danseurs et le musicien qui composeront ce soir le plateau du théâtre du Casino municipal. Avec, cette fois, matière à rigoler, à rebours d’une « époque sérieuse » où, dit Olivia Grandville, « les jeunes se posent des questions de manière très sérieuse ». « On peut aussi prendre une distance avec le sujet » décale t-elle. D’autant que le Covid est passé par là, soulignant la nécessité d’une nouvelle énergie. En femme d’orchestre, la directrice des Mille Plateaux a fait jaillir la parole de ces jeunes hommes aux origines, aux attentes et aux parcours différents. Une pièce d’hommes, pensée par une femme, qui finit par épauler ce féminisme « salutaire mais offensif ».
Car bien sûr, Débandade « parle en creux du féminin », mais avec tendresse et bienveillance pour les hommes, produisant un mi-tout complice. On ne naît pas homme, on le devient et les identités masculines sont multiples. Il suffirait peut-être de laisser ce gros paquet de pression au vestiaire pour soulager ces petits d’hommes dans leur quête résolue vers des identités sereines et épanouies. Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour une humanité apaisée.

 

CCN CRETEIL x EMKA_PORTRAIT 5_HD © Julien Benhamou
10 septembre

Famille recomposée

Rémi Rivière

“Comment arrive t-on à vivre dans un groupe que l’on ne choisit pas ? » Dehors, le soleil castagne, mais sur les travées climatisées du théâtre de la Gare du Midi, où Mehdi Kerkouche suit de près l’installation de son plateau, la question peut encore s’avaler comme un bonbon glacé. Naturellement, le granité va finir par chauffer, même si le jeune chorégraphe semble plein d’énergie et de bienveillance. « Un thème large… » esquive Mehdi, qui présentera ce soir Portrait, troisième création sur le thème du groupe, entre connivences et divergences. Avant de concéder, dans un sourire, cette « grande famille du spectacle » qui renvoie à une photo parfaite. Mais enfin, pourquoi faut-il que ce soit toujours l’enfant terrible qui questionne la famille ? Naturellement, c’est pour mieux la faire frire. Par les températures qui courent, le thermomètre va monter. Mehdi s’en réjouit d’avance en constatant, d’un regard au plateau : « ils ne se sont pas choisis, je les ai choisis… » Forcément, les sourires photogéniques sont susceptibles de s’effacer rapidement et les coups bas ne manqueront pas. Mehdi Kerkouche en sait quelque chose, qui a intégré en janvier la direction du CCN de Créteil et l’étroite coterie des patrons de la danse. Le petit gars des réseaux sociaux, qui a esquivé Le lac des cygnes et Giselle et s’est fait un nom dans la petite lucarne, fait ici figure d’enfant adopté. Mais il a la parade : le sens de la danse et de l’initiative. Et les institutions se mettent à penser tout haut qu’il apporte peut-être un peu d’air frais au château. Le petit s’est déjà offert Chaillot et l’Opéra de Paris, après un succès viral pendant le confinement, où il a su poétiser et transmettre le besoin de danse. Le voilà à la tête du CCN de Créteil pour la photo de famille. Portrait débute ainsi, comme l’idée d’une photo de famille, le genre grave qu’on destine à la colonne de la cheminée, qui foire parce qu’il en manque un ou que l’autre marche sur des plates-bandes. Une vraie famille avec neuf danseurs de 19 à 67 ans, un peu hors normes, mais qui ont le mérite de « toucher » Mehdi Kerkouche. Cette famille recomposée se rassemble autour de la figure matriarcale de Shirwann Jeammes, figure de la danse contemporaine, en âge donc, de jouir de sa retraite, quelle que soit la réforme du moment. Les caractères se frottent et les identités de danseurs, issus d’horizons aussi variés que le break dance, le cabaret ou le cirque, se confrontent. « Comment faire coexister les univers ? » questionne Mehdi Kerkouche. Tout est là. C’est même à peu près la question inévitable de tout chorégraphe qui cherche à faire groupe. Pour la question familiale, il faudrait se référer à La maison de Bernarda du suédois Mats Ek, nous disent des experts. Une œuvre inspirée d’une pièce de Federico Garcia Lorca, qui campe une mère borgne et tyrannique, mise en danse avec seulement des solistes qui ne feront forcément jamais corps de ballet en implorant simultanément Bach et la musique espagnole. Ou encore les ballets Fall River Legend ou Mademoiselle Julie de Birgit Cullberg, inspirée d'un parricide sordide du XIXe siècle. Curieusement, la chorégraphe Birgit Cullberg est aussi la mère de Mats Ek, ce qui va finir par réveiller Freud et faire monter la température. Une situation qui serait d’autant plus regrettable que Mehdi Kerkouche n’a pas besoin de convoquer le répertoire. Lui continue de se mouvoir à l’instinct, dans la spontanéité sans cesse retrouvée. Un propos clair et net, qui plaide finalement le plaisir de la danse dans toutes ses expressions. Il n’y a plus d’erreurs commises au nom de la famille. Seulement « un langage commun » dit-il, pour accorder les adagios avec les crescendos, les allegros, les glissandos et supprimer les trémolos. Et le cliché noir et blanc de famille retrouve les couleurs de la vie.

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9 septembre

Chevaux de courses

Rémi Rivière

Pas si vite ! On avait dit que, contre la morosité ambiante et les inquiétudes du moment, le Temps d’Aimer ferait triompher « la danse qui danse », la belle danse, la beauté comme éternel remède aux menaces quotidiennes. Voilà donc un objet singulier qui se présente ce soir à la salle Lauga de Bayonne et qui promet d’enfreindre impunément ce dance-code et de broyer pas mal d’idées reçues. Certes, les marathons de la danse sont nés de la grande dépression des années 30, mais pas tant comme un exutoire qui effacerait ce jeudi noir dans la fièvre d’un samedi soir. Plutôt comme une danse de l’épuisement, du chavirement des corps et de l’abandon, dans l’arène d’un spectacle permanent qui promet son lot de sang et de douleur contre quelques sandwiches et peut-être une prime sonnante et bien sûr trébuchante, pour le vainqueur. Le roman de Horace McCoy, On achève bien les chevaux, (et le film de Sydney Pollack qui l’a popularisé), est éloquent à cet égard et reste sombre comme un espoir de gladiateur. C’est pourtant bien cette œuvre qui a inspiré le Ballet de l’Opéra national du Rhin et la Compagnie de théâtre des Petits-Champs pour en faire un drame intemporel et questionner simultanément, dans un grand lessivage des corps, le rapport à la danse, au théâtre, à l’artiste ou au spectacle. Une pièce « pessimiste sur la nature humaine », confirme Clément Hervieu-Léger, directeur artistique de la troupe de théâtre aux côtés de Daniel San Pedro. « Mais elle montre la capacité à créer de l’optimisme », perçoit-il. 44 comédiens, danseurs et musiciens ne seront pas de trop, ce soir et demain soir, pour tailler d’un seul souffle cette perle noire et lui rendre son éclat salvateur.

Les marathons de la danse, sont nés dans la fureur du crack boursier de 1929 aux Etats Unis. Ces performances sans fin qui faisaient du lâcher prise l’enjeu malsain d’un dénouement tragique, se sont largement développées et ont perduré jusqu’aux années 60. Biarritz, aujourd’hui temple de la danse, a organisé des « Marathons de danse d’endurance » dans les années 30, sous la houlette d’un certain Albert de Tant, belge installé dans la cité impériale, qui deviendra impresario de ces manifestations à travers la France. Des concours où les couples s’épuisent à danser jour et nuit, parfois plus de deux mois, en prenant une pause d’un quart d’heure toutes les heures. De bons danseurs viennent y briller, la crise ayant d’abord frappé les artistes de music-hall. Ceux-là empochent les primes données par les spectateurs, qui demandent des démonstrations de danse en supplément. Les autres sont des couples fauchés qui se jettent dans l’arène avec l’espoir d’empocher plusieurs mois de salaires. Des corps s’effondrent, des veines claquent, des nerfs lâchent. Mais l’organisme s’adapte à ses 15 minutes de sommeil par heure et à ce balancement incessant, même pour manger. Pour raccourcir les marathons, les organisateurs corsent les règles au fil des jours. Les temps de repos se réduisent. Les repas aussi. Puis ils lancent des « sprints de valse ». A Saint-Jean-de-Luz, Bayonne ou Biarritz, ces pratiques font naître de vives polémiques et même des manifestations où se retrouvent commerçants, cléricaux et communistes, qui auront bientôt raison de ces tortures. Si le Ballet de l’Opéra national du Rhin rouvre aujourd’hui le dossier, ce n’est pas tant pour ressusciter cette alliance inédite que pour en explorer de nouveaux contours. Il y a, bien sûr, un travail sur le corps et le lâcher-prise, la lenteur, la danse à l’économie, qui constitue « une difficulté pour le ballet », rappelle Bruno Bouché. Une veine largement exploitée dans la danse contemporaine mais qui livre toujours ses pépites. Le directeur artistique du CCN Ballet de l'Opéra national du Rhin avait aussi une autre idée en tête face à cet « objet trop hybride pour une compagnie de danse ». Dans sa volonté d’interroger la notion de « danse-théâtre », avec ses complices du théâtre des Petits-Champs, Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro, ils ont vu « l’œuvre idéale ». Une façon d’ouvrir le champ du répertoire, en allant draguer dans la richesse des fonds de la comédie française. Et de pousser le bouchon de la « dramaturgie chaotique » de Pina Bausch en reprenant les bases de la danse-théâtre. On achève bien les chevaux questionne simultanément la danse et le théâtre. La danse dans cette pratique hystérique et hors des limites. Le théâtre dans ce mélange de tragédie et de cirque romain. Ce n’est que lorsque le Covid 19 a fait taire les corps, et mis le projet entre parenthèse, qu’a surgi une autre réalité dans ce grand ensemble que seuls les ballets peuvent aujourd’hui se permettre. Celle d’une humanité imparfaite qui finit par jouer d’entraide, de solidarité et d’amour. C’est peut être finalement une expérience qui fait du bien. 

FND Aterballetto - SHOOT ME by Diego Tortelli - ph Christophe Bernard 013
8 septembre

Faire Corps

Rémi Rivière

Jakes Abeberry claudiquait parfois. Ou du moins portait-il le juste poids de ses 92 ans bien tassés par les barouds d’honneur, les bourre-pif politiques, les grabuges culturels, les riflettes de l’idée et les échauffourées de la faconde. Des strates, qu’il laissait dans l’escalier de la Gare du Midi, façon sédiment graniteux, pour redevenir, en l’espace d’un seul spectacle, le jeune homme alerte et prêt à en découdre qui remontait par deux les marches de la vie. Le fondateur du festival ne connaitra pas cette 33e édition mais il nous a légué cet escalier de jouvence et cette ivresse des grands ballets, des corps qui giclent, des ardeurs communicatives. C’est pour lui que s’ouvrira, ce soir, Le Temps d’Aimer la Danse, dans la jeunesse et la fougue de l’Aterballetto et de deux chorégraphes pleins de sève qui consacrent le premier Centre chorégraphique national d’Italie, titre récent que le public de Biarritz n’a pas attendu pour offrir son plébiscite. Des histoires d’enfance, de rock et de liberté, comme la fontaine de jeunesse qui jaillirait chaque mois de septembre à Biarritz. Un « vrai remède », scande Thierry Malandain, en défendant la cure sur le ton d’un médecin : « dites 33 ! » lance le directeur artistique du festival, en promettant que la danse « suscite l’allégresse et triomphe de tout ! » Il faut dire qu’il ne lésine pas sur les moyens. 80 spectacles en 10 jours, comme si la thérapie suivait la courbe de l’inflation. Ou que le dosage se rapportait au grammage de l’accablement. Cette fois, il faut construire « un temple pour célébrer la vie » puisque « par-ci par-là, presque tout s’enténèbre ». Dans sa quête de beauté, le festival joue avec les maux. La grande dépression ? Parlons-en dès demain avec cette pièce fracassante qui questionne le spectacle vivant dans les pas de l’écrivain Horace McCoy et des marathons de danse qu’il dépeint dans son ouvrage On achève bien les chevaux. La danse cataplasme, emplâtre, perfusion et grog. La danse transfusion, pontage, friction, pour raviver la mémoire des vivants dans la création Ahotsak et se rappeler des voix qui vont se taire et qui étaient sous les bombes de Gernika. La danse piqûre, purge et refuge lorsque Mehdi Kerkouche dresse un portrait de famille de jeunes danseurs urbains qui se frottent à une figure éternelle de Martha Graham, l’une des pionnières de la danse contemporaine. La danse qui insuffle, qui diffuse et panse dans les mots du poète Édouard Glissant et de son désir intact de féconder dans un Tout-Moun fertile. Le tout-monde, voilà au fond la grande idée d’un festival qui pollinise dans la diversité des écritures et frotte la jeunesse aux figures éternelles. Un éclectisme sans chapelle, qui salue l’audace, loue la puissance et les écritures fortes et repère les talents émergents. Une source de vie qui pétille sous la langue et sonne l’avènement des grands ensembles, comme un onguent ou une friction médicinale. Cinq ballets seront présents, pour en asseoir les lignes de force. Le Ballet du Rhin alignera 50 artistes sur scène, pour illustrer ces marathons dansés que fit jaillir une fameuse crise. Le Ballet de Nice présentera le célèbre Cendrillon de notre Malandain, clin d’œil à la belle idée du partage et de la transmission. Le Malandain Ballet Biarritz présentera en retour une Mosaïque, un concentré de ses pièces les plus emblématiques, pour célébrer ses 25 ans dans une fresque colorée. Le chorégraphe prendra son makila de pèlerin-académicien pour emmener ses 22 danseurs dans les frontons de Bardos, Mauléon et Saint-Jean-Pied-de-Port et faire corps avec le territoire. L’Aterballeto irriguera également Saint-Pée-sur-Nivelle et Errenteria de sa puissante énergie. Enfin, le ballet de Wiesbaden offrira un tour de piste saisissant des grands chorégraphes du moment, comme un écho à cette programmation qui fait la part belle à une jeunesse réjouissante et affranchie des cadres. A noter qu’aux côtés des grands chorégraphes invités par le ballet, comme Marco Goecke qui a créé son duo pour le Nederlands Dans Theater, figure Martin Harriague. Le bayonnais, ancien chorégraphe associé du Malandain Ballet Biarritz, animera également demain, sur la place Bellevue de Biarritz et devant la salle Lauga de Bayonne, les danseurs du chorégraphe basque Jon Maya. Et dans cette chaîne de transmission et de solidarité, Jon Maya, artiste associé du CCN et directeur de la compagnie Kukai Danza, clôturera le festival à la Gare du Midi par un face à face entre un danseur basque et l’un des plus grands danseurs flamenco actuel, Andres Marin. Confrontation, diversité, innovation, richesse de la rencontre. Dans l’autre “tout-monde”, Edouard Glissant se réjouira de cette créolisation. Et ce corps à corps universel entre basque et espagnol emportera Jakes bien au-delà des marches.

Le journal vidéo

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